Le commissaire et l'enfant
(Avertissement : cet article était dans mes cartons. J'en accélère la publication car sur Médiapart j'ai encore eu affaire à un commissaire politique de haut vol, le dénommé Marc Tertre, spécialiste du harcèlement écrit en attendant pire)
Don Camillo, pour beaucoup de gens de ma génération, c'était Fernandel et Gino Cervi sur fond de querelles clochemerlines. Beaucoup de rires et juste quelques larmes, pour relever le plat. Si on laisse les films et va dans les livres, on découvre que l'affaire est bien plus complexe. Que la toile de fond de tout ça est l'après-guerre en Italie, avec de la pauvreté, des haines inexpiables, des vengeances terribles. Que le ton de l'auteur est précis, pudique, souvent allusif. Pour faire court, on rit beaucoup, beaucoup moins.
Après cette guerre, les Américains firent entre autres de l’aide alimentaire par colis et calcul. Ces gens-là ne donnent jamais rien pour rien. Le PCI interdit à ses militants d’y toucher. Mais l’un d’eux, Stràziami, est allé en cachette chez Don Camillo en chercher un.
...Peppone et le commissaire fédéral dînaient, quand arriva Smilzo.
— Il est maintenant huit heures et quart et le prêtre est allé se coucher.
— Tout marche droit ? s'informa Peppone.
Smilzo hésita un instant :
— Dans l'ensemble, oui.
— Parle clair ! ordonna le commissaire fédéral d'une voix dure. Fais ton rapport avec précision et tâche de ne rien oublier.
— Eh bien, en somme, dans la journée il n'est venu au presbytère que des gens sans intérêt et j'ai pris les noms. Puis, il y a un quart d'heure, j'ai vu entrer quelqu'un ; mais avec cette obscurité je n'ai pas pu identifier la personne facilement.
— Crache, Smilzo. Qui était-ce ? s'écria Peppone en serrant les poings.
— Il semblait bien un des nôtres...
— Qui ?
— J'ai comme une idée qu'il ressemblait un peu à Stràziami ; mais, à parler franc, je n'en jurerais pas.
Ils finirent de manger en silence, puis le commissaire se leva.
Le petit garçon de Stràziami était ce fameux gosse maigre et pâle avec de grands yeux que Don Camillo avait poursuivi un jour. Un enfant qui parlait peu et regardait beaucoup. Maintenant, assis à table, dans la cuisine, il contemplait, les yeux écarquillés, son père qui ouvrait la boîte de marmelade avec un couteau.
— Après ! dit la mère. D'abord les pâtes, puis le lait condensé avec la polenta ; puis la marmelade.
La femme apporta la soupière sur la table et se mit à tourner les pâtes fumantes. Stràziami alla s'asseoir contre le mur entre le buffet et la cheminée et resta là à jouir du spectacle : son enfant qui suivait de ses grands yeux les mains de sa mère, puis contemplait tour à tour la boîte de lait condensé et la boîte de marmelade, comme éperdu parmi tant de splendeurs.
— Tu ne viens pas ? demanda sa femme à Stràziami.
— Non, moi je ne mange pas, marmonna-t-il.
La femme s'assit devant l'enfant et s'apprêtait à lui emplir son assiette, quand la porte s'ouvrit et Peppone fit son entrée avec le commissaire fédéral. Le commissaire regarda les pâtes et retourna les boîtes pour lire les étiquettes
— Où as-tu pris ça ? demanda-t-il à Stràziami qui le regardait faire tout pâle.
Le commissaire attendit un moment une réponse qui ne vint pas ; puis il prit très calmement la serviette qui recouvrait la table par ses quatre coins, fit un seul baluchon du tout, ouvrit la fenêtre et le jeta dans le ruisseau.
Le gosse tremblait de tout son corps ; il avait mis ses deux poings sur sa bouche et regardait atterré le commissaire. La femme s'était réfugiée contre le mur et Stràziami était resté les bras ballants au milieu de la pièce, comme frappé de paralysie.
Le commissaire fédéral se dirigea vers la porte. Arrivé sur le seuil, il se retourna :
— Le communisme c'est la discipline, camarade. Celui qui ne le comprend pas n'a qu'à s'en aller.
La voix du commissaire réveilla Peppone qui était resté à regarder, adossé au mur, comme en rêve. Ils s'éloignèrent en silence côte à côte, à travers la campagne noire et Peppone désespérait d'arriver jamais au village. Devant l'Hôtel des Postes le commissaire lui tendit la main.
— Je pars demain matin à cinq heures, dit-il. Bonne nuit, camarade.
— Bonne nuit, camarade.
Peppone alla tout droit jusqu'à la maison de Smilzo. « Je vais l'abreuver de coups de pied » songeait-il. Mais arrivé devant la porte, il resta hésitant puis revint sur ses pas.
Chez lui il trouva son fils encore éveillé dans son petit lit. L'enfant lui sourit et lui tendit les bras ; mais Peppone ne lui prêta aucune attention.
— Dors ! lui dit-il seulement.
Et il le dit d'une voix dure, méchante, menaçante afin que personne ne puisse soupçonner – pas même lui – qu'il pensait avec angoisse aux yeux écarquillés du petit Stràziami.
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J'échangerais tous les petit Stràziami de la Terre contre un Tertre.
Les livres de Guareschi furent un énorme succès de librairie. On les trouve facilement à bas prix aux puces, dans les recycleries et sur Internet. Il convient de privilégier les trois premiers tomes.