Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Al Ceste un jour sur trois (ou quatre) !
20 avril 2016

PARKING BLUES

JeuneMendiante_flickr_stitch_24366332

Voici un texte qui date d'il y a bientôt 20 ans. Sauf la phrase sur la France des sondages "qui va mieux" (sic), je pourrais l'avoir écrit aujourd'hui.

 

Errant parmi les véhicules agglutinés près de la supérette, elle se dandine d'une jambe sur l'autre. Perdue ? Trop vieille pour ignorer où est la voiture familiale, pas assez pour un trou de mémoire vous envoyant aux quatre cents diables, elle n'a guère l’air de ceux qui, enfouis dans rêverie ou ru­mination, oublient tout le reste. Elle voit les clients arriver. Elle veut les arrêter. En vain : ils continuent.

Elle s’ap­proche. Je comprends vite. Sa tenue trop large, son regard las, comme vieux, et surtout les sortes de ca­lendriers tenus d’une petite main gercée : elle mendie. D'un coup reviennent mes livres d'enfant, j'entends les adultes me parler du temps jadis, de Hugo, de Dickens, de Mark Twain si on veut sourire, pourquoi pas Murillo si on est cultivé, ce qui plaît quand on a autre chose à penser que : manger. D'un coup je suis loin, à Padoue, une fillette point trop maigre accourt à toutes jambes au débarquement d'une bande de touristes vaguement hagards, elle boite bas dès qu'ils peuvent la voir – une béquille plus courte, ça aide. Je suis en Avila, des frimousses implorantes et crasseuses tendent une paume théâtrale au parvis de l'église, crachant bas derrière qui résiste. Je suis à Lisbonne, un garçon dépenaillé colle aux gros bides des touristes pressant l’allure, leur sac serré contre eux. Pittoresque tout ça, on serait presque nostalgique.

Seulement c'est maintenant, quand la France des sondages va mieux, que je la vois. Droite, pas vraiment sale mais fatiguée de partout : trop grand blouson rose saveté sous les avant-bras et taché çà et là, vieilles Nike sans air, cheveux noirs plaqués – est-ce l'averse d'il y a vingt minutes, ou l'idée que chez elle on ne se lave guère la tête ? Des yeux gris dressés à l'imploration, craintifs ; seuls quelques points d'or les parsemant laissent penser qu'ils peuvent rire. Un petit bracelet de plastique rouge et blanc au poignet, quand même.

Une photo, monsieur ? 20 francs. C'est pour aller en classe de neige.

Ma fille aime les chats, je lui fe­rais plaisir avec ces deux minous blancs aux beaux yeux bleus dans leur cor­beille à nœuds-nœuds, même si le cliché n'a rien d'artistique, même si le carton ondule, même si la pluie a signé son passage. Entre une fillette recevant des photos, sourire en retour, et une autre en vendant pour manger, quelle largeur fait le fossé de la malchance ?

Mais elle est grise, sa neige ; sa classe je la connais, c'est le terrain vague perdu à l’écart où sont parqués les "gens du voyage " – dénomination où fleurit l'inimitable poésie faux-cul de l'ad­ministration – c'est le chif­fonnage au dépotoir sous les coups de gueule du gardien, c’est l’affûtage des ciseaux sur la première pierre venue, c'est le lavage des pare-brise que ses petits sem­blables rendent à peine moins sales qu'a­vant. Vais-je accepter son mensonge ? La pitié mala­droite qui me vient aux lèvres s’arrête, et je m’entends lui dire :

Non, tu ne dois pas être ici, mais à la vraie école.

Puis je m'embrouille dans une grande explication, dont je refuse de me souve­nir tellement elle a dû détoner.

Demi-tour, elle s'éloigne sans rien montrer de particulier. L'habitude. Tiens, la dame là-bas, elle a l’air gentille.

Fais quelque chose. Direction la gendarmerie. Quel­ques minutes d'attente réglementaire. Le bri­gadier de service arrive. Je lui explique. Bon, A... n’est pas Calcutta, mais enfin, une fillette seule sur un parking, d'ailleurs est-elle seule, n'y a-t-il pas quelqu'un au chaud d’une voiture à attendre ses pièces, est-ce un pa­rent, où finit la volonté familiale de chasser la misère, où com­mence l'exploitation des en­fants. Beau discours, qu’il paraît approuver. Il promet d'aller voir. De fait, peu après, je croise le fourgon bleu roulant vers la petite mendiante.

Le lendemain, quand je reviens chercher le lait que j’ai oublié de prendre, elle est là.

 

Extrait de Curieux (l'Harmattan)

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Al Ceste un jour sur trois (ou quatre) !
  • Ici, c'est une auberge où seront servis deux ou trois fois par semaine de bons plats en tous genres. Bienvenue aux gens curieux, sympas et faiseurs de commentaires avec idées. Ceux qui insulteraient les autres convives ou le cuistot repartiront vite.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité